Chronique de Septembre
Justin Torres
Au Marché de la rue de Fontenay
J’ai acheté une cuisse de confit de canard. J’attends de me faire un ami (ou une amie) français(e) pour l’inviter à venir dans mon appartement. Je lui montrerai cette cuisse de canard et il ou elle m’expliquera comment faire un cassoulet. J’ai aussi acheté une poignée de tous petits oignons rouges qui avaient encore leur tige. Je les ai coupés fins et les ai ajoutés à un sandwich. J’ai pensé: Quels oignons! Mon petit ami était venu me voir de Londres. Je lui ai aussi fait un sandwich, qu’il a mangé devant son ordinateur. Plus tard, il est venu à la cuisine pendant que je faisais la vaisselle.
« Mais quels oignons ! » a-t-il dit.
Sur le fait de Donner de la Voix et de Rester Silencieux
J’habite rue de la Jarry, juste au dessus d’une école, ce qui fait que je n’ai pas besoin de réveil. Tous les matins, la cloche sonne et c’est l’explosion : les enfants de Vincennes passent les portes et arrivent dans la cour en hurlant. Ils n’arrêtent pas de hurler pendant l’heure qui suit. Même si je comprenais le français, il me serait impossible de distinguer des mots : à cette distance leurs éclats de voix me parviennent comme une masse, une sorte d’océan de sons percé de cris suraigus, comme ceux des mouettes. Sans doute y a-t-il là-bas en bas un gamin malchanceux qui se fait harceler (peut-être le même gamin malchanceux tous les jours), sans doute quelqu’un est-il tombé et crie de vraie douleur, un autre est-il tombé et crie de douleur imaginaire, mais pour la plupart, s’ils tombent ou s’ils se font taquiner, ils s’écrient de joie. La plupart de ces enfants sont débridés et délirants de joie. Dans ce bruit, il y a beaucoup de rires, beaucoup de terreur feinte, mais le message est le même : regarde-moi, par ici, me voilà, reviens, regarde, regarde, regarde, plus haut, plus vite, ouais, ouais, ouais! Que c’est drôle d’être vivant, d’avoir une voix et de hurler – les enfants me rappellent cela, me réchauffent de cette pensée quand je suis au lit tous les matins.
Puis je me lève et je ferme la fenêtre.
Ma joie à moi est le contraire de celle des enfants ; j’ai une voix que je garde pour moi tout seul. Je passe mes journées presqu’entièrement dans le silence. Bien que j’aie pris des cours de français pour préparer ma venue à Vincennes, ces leçons n’ont servi à rien. Si seulement tout le monde parlait très, très lentement, avec un accent américain et uniquement au présent, je comprendrais peut-être un peu quelque chose, mais le problème c’est qu’ici tout le monde parle français tellement françaisement. Enfin, bon. Votre langue est belle à entendre même quand on ne la comprend pas. Je m’assois au café et j’imagine que tout le monde autour de moi parle art et philosophie, ou haine et sexe, ou mort et solitude. J’imagine qu’on parle avec classe – vous donnez tous l’impression de parler avec classe – des choses qui comptent le plus. Et ainsi cette incapacité à parler me pousse-t-elle à un dialogue intérieur avec moi-même. Ce qui est bel et bon et nécessaire pour que j’écrive pendant que je suis ici.
En ce moment je lis, ce qui tombe bien, le Paris de Julien Green, dans lequel il écrit:
Pour un romancier, toute existence, fût-elle la plus simple, garde son irritant mystère, et la somme de tous les secrets que contient une ville a quelque chose qui tantôt le stimule et tantôt l’accable.
Bien sûr Green parle de déambuler dans les rues et d’imaginer les vies qui se déroulent de l’autre côté des murs, mais pour moi, ne pas connaître la langue fonctionne exactement de la même manière – ce mystère qui démange – oppressant, bien sûr, mais incroyablement stimulant. Oh, Vincennes, quelles conversations je t’imagine tenir au café et au marché, quelles vies je t’imagine vivre de l’autre côté des murs de la langue !
Sur le Fait de se Perdre et d’Avoir l’Air Retrouvé
Je me suis aventuré dans le Bois de Vincennes. J’ai loué un vélo et j’ai roulé, sans objectif précis, pendant quelques heures. Je n’avais aucune idée d’où je me trouvais : si j’arrivais à la lisière, je faisais demi-tour pour retourner dans le bois. Plus d’une voiture s’est approchée pour me demander son chemin. J’ai fait la même expérience les quelques fois où je me suis promené à pied dans Paris, les mains dans les poches, sans but particulier: les gens s’arrêtent et me demandent leur chemin. Je suppose que l’expression de mon visage quand je roule ou quand je marche, cette expression de résignation totale, paisible, à ma propre errance désorientée, à mon propre égarement – cette expression doit pour certains, apparaître comme de la confiance, de l’orientation. Il y a sûrement quelque part une leçon à en tirer.
Sur les Brumes et la Pluie
J’étais content du beau temps presqu’estival de mes premières semaines, mais je suis encore plus heureux qu’à présent le temps ait l’air de résolument virer à l’automne. Ce matin, tandis que j’écris ces lignes, il fait gris, humide et venteux, ce qui va bien avec mon intention: passer plusieurs heures de la journée à la maison, à ruminer des pensées et à écrire. L’autre écrivain français que je relis (ou que je lis toujours?) est Baudelaire. Il l’exprime ainsi :
Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue, Où par les longues nuits la girouette s'enroue, Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
Et sur ce, Vincennes, j’ouvre grand mes ailes et je pars.